Date de publication: 18/10/2025

Quand dix ans ne signifient pas dix ans : l’interprétation de l’article 154 du projet de loi 16

L’article 154 du projet de loi 16, adopté en 2019, continue de susciter bien des interrogations dans le monde de la copropriété. Cette disposition transitoire, qui prévoit que les syndicats disposent d’une période « d’au plus dix ans » pour que leur fonds de prévoyance soit « suffisant », semble claire à première vue. En pratique cependant, elle soulève des enjeux d’interprétation majeurs qui ont des répercussions directes sur la planification financière des syndicats et sur la capacité des copropriétaires à contribuer au renflouement d’un fonds souvent sous-capitalisé depuis de nombreuses années.

Le sens véritable de la période de dix ans

L’article 154 du projet de loi no 16 (2019, chapitre 28) prévoit:

« Si l’étude du fonds de prévoyance prévue à l’article 1071 du Code civil, édicté par le paragraphe 3° de l’article 39 de la présente loi, révèle que le fonds s’avère insuffisant pour couvrir le coût estimatif des réparations majeures et le coût de remplacement des parties communes, le conseil d’administration doit fixer les sommes qui seront versées annuellement dans ce fonds de façon à ce que celui-ci soit suffisant après une période d’au plus dix ans suivant la date d’obtention de la première étude. »

Une telle disposition suscite parfois des interprétations erronées. Certains administrateurs croient disposer d’une décennie complète pour atteindre le solde recommandé dans l’étude, en ajustant les contributions à leur rythme. D’autres estiment que cette période accorde un répit avant d’augmenter les versements exigés des copropriétaires. En réalité, cette période de dix ans n’accorde pas un sursis ni un droit de procrastination budgétaire : elle constitue une mesure transitoire unique et non renouvelable, qui vise à corriger une sous-capitalisation historique par un plan de rattrapage immédiat et progressif. Le compte à rebours de dix ans débute dès la réception de la première étude de fonds de prévoyance préparée par un professionnel.

Ainsi, repousser d’un an, de deux ans ou de dix ans la mise en œuvre du scénario de rattrapage revient à priver les copropriétaires de l’unique occasion accordée par le législateur pour rétablir l’équilibre financier du fonds. L’article 154 ne dispense donc pas les syndicats de suivre sans délai les recommandations issues de leur étude, mais leur accorde la possibilité d’en étaler la correction dans le temps, dans le respect du principe d’équité intergénérationnelle entre copropriétaires.

L’obligation de fixer les contributions selon les recommandations

L’article 153 du projet de loi no 16 (2019, chapitre 28) prévoit:

« Le conseil d’administration doit, au plus tard dans les 30 jours suivant la première assemblée annuelle tenue après l’obtention de la première étude du fonds de prévoyance, fixer les sommes à verser au fonds en application du troisième alinéa de l’article 1071 du Code civil »

Cet article renvoie directement à l’article 1071 du Code civil du Québec, qui stipule que :

« Les sommes à verser au fonds de prévoyance sont fixées sur la base des recommandations formulées dans l’étude du fonds, en tenant compte de l’évolution de la copropriété et des montants déjà disponibles.»

Le conseil d’administration doit donc suivre les recommandations issues de l’étude. Il ne dispose d’aucune discrétion pour en écarter les conclusions ou en reporter l’application. Cependant, comme de nombreux syndicats présentent aujourd’hui un fonds sous-capitalisé, conséquence de contributions trop faibles pendant des années, le législateur a prévu un amortissement exceptionnel sur dix ans.

Le conseil d'administration doit donc :

  1. fixer les contributions selon les recommandations de l’étude du fonds de prévoyance ;
  2. planifier, si nécessaire, un redressement progressif du manque à gagner sur dix ans;
  3. adopter ce plan sans délai, dès réception de l’étude.

Cette planification doit être documentée et rigoureuse. Le montant à rattraper doit être clairement établi dans l’étude, et son étalement ne doit pas compromettre la capacité du syndicat à exécuter les travaux requis. Le report ne peut justifier l’inaction. En somme, la flexibilité offerte par l’article 154 trouve sa limite dans la mission première du syndicat : assurer la conservation de l’immeuble.

Le rôle du professionnel : l’évaluation du possible ?

Le professionnel qui réalise l’étude du fonds de prévoyance n’a pas pour mandat d’organiser la stratégie financière du syndicat, mais de déterminer les besoins techniques et le rythme de remplacement des composantes. Son rôle est d’offrir des scénarios réalistes d’ajustement, tels qu’une hausse graduelle des contributions ou la priorisation de certains travaux.

C’est au conseil d’administration d’assumer ensuite la mise en œuvre du plan de rattrapage, avec l’appui éventuel d’un gestionnaire ou d’un comptable. Le professionnel doit toutefois signaler tout écart critique entre les ressources disponibles et les besoins identifiés, afin d’éviter un déficit structurel permanent.

Comme le rappelle l’article 1039 du Code civil du Québec, le syndicat est légalement tenu d’assurer la conservation de l’immeuble. Il doit donc trouver un équilibre entre la réalité économique des copropriétaires et la nécessité d’investir suffisamment pour maintenir l’intégrité du bâtiment.

Un équilibre entre viabilité financière et intégrité du bâtiment

Cet équilibre doit guider toute décision relative au fonds de prévoyance. Le rattrapage sur dix ans ne peut jamais se faire au détriment de la conservation de l’immeuble ni compromettre la capacité du syndicat d’obtenir une couverture d’assurance conforme à l’article 1073 du Code civil du Québec.

Or, des travaux reportés indûment peuvent avoir pour effet de fragiliser cette capacité d’assurance. Une toiture laissée à l’abandon, une membrane d’étanchéité négligée ou un système de plomberie vieillissant peuvent inciter un assureur à imposer des exclusions de couverture, des primes prohibitives ou même un refus pur et simple d’assurer.

L’exemple d’une toiture à remplacer dans 5 ans

Prenons un exemple concret : la toiture d’un immeuble devra être remplacée dans 5 ans, pour un coût de 150 000 $. Sa durée de vie utile est de 25 ans. En principe, le syndicat aurait dû mettre de côté 6 000 $ par an pendant 25 ans pour payer ces travaux. Or, après 20 ans, il n’a accumulé que 50 000 $. Même en augmentant sa contribution annuelle à 6 000 $, il n’aura que 80 000 $ au moment du remplacement, soit un manque de 70 000 $.

Le conseil d’administration doit donc planifier ce rattrapage. Selon l’état réel de la toiture, le professionnel pourrait recommander d’étaler le renflouement du fonds sur dix ans, tout en effectuant entre-temps certains travaux d’entretien (scellement, réparations localisées, traitement d’étanchéité) pour prolonger sa durée de vie. Cependant, ce report doit être justifié. Si la toiture montre déjà des signes d’infiltration ou de délamination, retarder son remplacement irait à l’encontre des devoirs du syndicat et pourrait compromettre la couverture d’assurance. Le conseil devra alors prévoir le remplacement dans un délai de 5 ans. Ainsi, la période de dix ans n’est pas un délai fixe, mais une marge de flexibilité économique permettant d’adapter la planification selon la situation du bâtiment.

Le cas par cas comme seule approche valable

L’article 154 du PL16 ne crée pas une règle de droit absolue, mais une mesure transitoire contextuelle. Chaque immeuble présente ses particularités : âge, état physique, historique d’entretien, capacité de financement des copropriétaires, et même niveau de gestion du syndicat. Les professionnels qui signent le carnet d’entretien et l’étude du fonds de prévoyance doivent donc exercer un jugement fondé, au cas par cas, en identifiant clairement :

  • Les travaux essentiels et urgents, qui doivent être réalisés dans un horizon rapproché ;
  • Les travaux qui peuvent raisonnablement être reportés dans le cadre du plan de rattrapage de dix ans, sans compromettre la structure ni l’intégrité de l’immeuble;
  • Le montant estimé du rattrapage pouvant être réalistement étalé sur une période d’au plus 10 ans;
  • Les contributions adéquates correspondantes à verser chaque année au fonds de prévoyance.

Cette approche exige une analyse rigoureuse, fondée sur des inspections adéquates et une communication claire avec le conseil d’administration.

Une responsabilité partagée

Les administrateurs doivent donc comprendre que le fait d’étaler la capitalisation sur dix ans ne les libère pas de leur obligation de préserver l’actif collectif. S’ils retardent des travaux nécessaires sans justification technique, ils s’exposent à un risque de responsabilité pour omission dans la gestion du syndicat. Bien que le plan proposé par le professionnel n’ait pas force obligatoire, il constitue néanmoins une recommandation fondée sur l’expertise technique. Le conseil d’administration peut l’adapter, mais non l’ignorer. Tout écart significatif devra être justifié par une décision documentée, reposant sur des considérations financières ou stratégiques dûment motivées. Cette exigence de traçabilité contribue à démontrer la diligence des administrateurs et leur conformité à l’article 1039 C.c.Q., qui impose la conservation de l’immeuble. De même, les copropriétaires doivent accepter que le redressement du fonds de prévoyance, bien que progressif, demeure incontournable. Une sous-capitalisation chronique met en péril la valeur de leur propre patrimoine et mine la stabilité financière de la copropriété.

Vers une interprétation commune

Pour éviter les dérives, il importe que tous les acteurs — juristes, gestionnaires et professionnels du bâtiment — adoptent une lecture uniforme et prudente de cette disposition transitoire. La période de dix ans doit être comprise comme une seule et unique fenêtre d’ajustement, déclenchée dès la réception de la première étude du fonds de prévoyance. Elle vise à corriger, non à repousser.

Enfin, il faut reconnaître que des circonstances exceptionnelles (pandémie, inflation, rareté de la main-d’œuvre, bouleversements géopolitiques) peuvent justifier, dans dix ans, la mise en place de nouvelles mesures de rattrapage adaptées à la réalité économique du moment. Toutefois, ces mesures ne pourront jamais renouveler l’esprit transitoire de l’article 154, qui demeure une disposition exceptionnelle.

En somme, le succès du dispositif repose sur une collaboration éclairée : le professionnel définit les paramètres techniques du rattrapage, le syndicat les traduit en mesures financières, et les copropriétaires en assurent le financement.

Ainsi comprise, la période de dix ans devient non pas un délai permissif, mais un engagement collectif à restaurer la santé financière du fonds de prévoyance, dans le respect du principe fondamental de conservation de l’immeuble.

Yves Joli-Coeur, Ad. E. 
Avocat
Dunton Rainville
3055 Boulevard Saint-Martin O
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Laval, QC H7T 0J3
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